🙀 Pivots #5: Peurs
Bonjour à tous,
En septembre, Greta Thunberg prononce à l’Assemblée générale des Nations Unies un discours qui fait la Une des médias. Alors que la militante climatique suédoise est connue médiatiquement depuis plusieurs mois déjà, cette nouvelle intervention est l’occasion de violentes salves de critiques dans les colonnes de certains journaux et (surtout?) sur les plateaux de télévision. Beaucoup d’éditorialistes ou de chroniqueurs l’accusent d’être “alarmiste” et d’avoir un discours “démobilisateur” voire “contre-productif” à force de “faire peur” aux gens.
Le 2 décembre, jour d’ouverture de la COP25 à Madrid, le Premier ministre Édouard Philippe publie dans le HuffPost une tribune détaillant sa vision de l’écologie : une “écologie souriante” des “solutions simples” qui s’oppose à la vision de “renoncement” des “théoriciens de l’apocalypse”. Sur le principe, qu’un Premier ministre développe ainsi sa vision d’un sujet aussi important pour les Français et aussi clivant est tout à fait salutaire. Sur le contenu en revanche, la tribune pose de sérieux problèmes. L’un d’eux réside dans cette phrase, censée marquée sa différence d’avec les collapsologues [ces auteurs qui étudient la possibilité d’effondrement de nos sociétés construites sur l’abondance énergétique] :
Je me sens du pays des Lumières: je préfère en appeler à la raison plutôt qu’à la peur.
Dans la bouche d’un ministre comme d’un éditorialiste sur un plateau télévisé, opposer peur et raison n’est rien de plus qu’une arme politique destinée à disqualifier les tenants d’un discours plus radical —une arme de grande mauvaise foi, tant l’affirmation est fausse et méprisante à de nombreux égards.
Le meilleur contenu auquel j’ai pu penser pour déconstruire ici cette argumentation dangereuse est une conversation tenue dans Présages, excellent podcast de la journaliste Alexia Soyeux qui explore l’effondrement et les thématiques qui y sont liées. En octobre, Présages a invité Luc Semal, maître de conférence en sciences politiques qui a publié cette année “Face à l'effondrement. Militer à l'ombre des catastrophes”, essai approfondissant sa thèse défendue en 2012 dans laquelle il étudiait le rôle des pensées catastrophistes dans l’écologie politique. [Point sémantique: il utilise le terme de “catastrophisme” non pas pour évoquer une éventuelle fascination pour les catastrophes, mais pour désigner les courants de pensées qui voient en notre civilisation industrielle une parenthèse de quelques siècles dans l’histoire humaine ne pouvant que se terminer par une décroissance énergétique]
Pour retrouver l’épisode sur plusieurs plateformes, ainsi qu’une bibliographie d’autres interviews données par Luc Semal, c’est par là :
Pourquoi opposer le camp de la peur et celui de la raison en parlant de crise climatique est-il particulièrement malhonnête ? Réponse en quelques points, même pas exhaustifs.
😨 “Si vous n’avez pas peur, c’est que vous n’avez pas compris”
Cette phrase de l’activiste britannique Rob Hopkins, initiateur du mouvement Villes en Transition, résume bien la première supercherie derrière la fausse opposition entre peur et raison : sur un sujet comme le changement climatique, les deux vont de pair. Comme le fait remarquer Luc Semal, à moins d’être tombé dans un nihilisme stérile, il est impossible de ne pas ressentir de la peur, sous des formes ou à des degrés divers bien entendu, lorsqu’on se penche sur la rudesse des projections établies par la littérature scientifique sur le sujet.
Cela ne signifie pas que ce soit la seule émotion légitime —le panel est large, entre autres pensées négatives (angoisse pour soi ou pour d’autres, désespoir, colère…) ou, peut-être moins spontanément mais de manière tout aussi importante, des émotions plus positives (espoir de changements…).
Cela signifie en revanche que tenter de disqualifier un discours en partie inspiré par la peur, ou pouvant la susciter, prouve que l’auteur des attaques n’a pas saisi l’ampleur du problème, et méprise ceux qui ont eu une réaction tout à fait rationnelle en prenant la peine de le comprendre.
Autrement dit, la “raison” est bien plus du côté de ceux qui admettent pouvoir éprouver de la peur que de ceux qui minimisent la gravité de la situation.
✊ La peur est un facteur de mobilisation
L’ironie de leurs propos ne leur a même pas traversé l’esprit: de nombreux commentateurs politiques ont regretté le discours trop “alarmiste” de Greta Thunberg, censé être “démobilisateur”… en s’adressant donc à l’activiste qui a réussi à mobiliser des millions de jeunes dans plus de 150 pays différents, et à mettre le sujet au premier plan de l’attention médiatique.
En fait, Luc Semal pointe même que la sociologie des mobilisations a démontré que la peur était un puissant facteur d’engagement, chez les écologistes comme dans d’autres types de mouvements. De grands écrivains dont les pensées sont particulièrement sombres ont aussi été des activistes de premier plan : Semal cite le philosophe antinucléaire Günther Anders, on peut aussi y ajouter le penseur de l’écologie profonde Arne Naess.
La peur n’est ni le seul moteur de mobilisation, ni un ingrédient nécessaire à leur réussite, mais elle est très présente tout au long de l’histoire de l’écologie politique. Affirmer que le discours anxiogène des actuels activistes du climat est contre-productif n’est qu’une affirmation idéologique sans fondement rationnel.
👧 La peur prend corps avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’activistes
Dans les grandes lignes, Luc Semal dresse le portrait de 3 différentes vagues d’écologie politique. Dans les années 1970, elle se fait radicale et détonnante dans le paysage politique de l’époque en posant frontalement la question des limites planétaires. Elle s’institutionnalise dans les décennies suivantes, adoucissant son discours alors basé sur la quête du développement durable —l’idée que croissance infinie et moindre mal environnemental sont compatibles.
La radicalité et la question des limites reviennent dans les années 2000, puis se renforcent après 2015 avec l’avènement de la collapsologie, sous un double effet. D’une part, le concept de développement durable est confronté à ses propres limites, et l’urgence environnementale ne fait que grandir. D’autre part, avec l’émergence progressive d’une nouvelle génération d’activistes ou tout simplement de jeunes informés des enjeux, le discours écologiste longtemps construit autour d’abstraites “générations futures” est désormais porté par des personnes qui vivront au cours de leur existences les premiers effets des catastrophes annoncées. Et qui peuvent donc rationnellement ressentir de la peur, non seulement pour autrui, mais pour eux-mêmes: en se basant sur les espérances de vie actuelles, un jeune trentenaire français ou la suédoise Greta Thunberg peuvent compter vivre respectivement jusque dans les décennies 2060 et 2080. Un monde extrêmement différent de l’actuel, qui peut susciter des craintes légitimes.
🔇 Condamner la peur ne doit pas être un prétexte pour minimiser le problème
Le signal envoyé par cette prise de conscience de la jeunesse est qu’elle est assez mûre pour qu’on lui expose le problème tel qu’il est, et non en cherchant à le minimiser de manière infantilisante. S’inquiéter de discours jugés trop “alarmistes” n’est souvent qu’un moyen de tenter de faire taire des divergences politiques, au détriment de la vérité du diagnostic.
Faire peur ne doit jamais être un objectif en soi, mais la dénoncer ne peut pas être un prétexte pour euphémiser l’urgence à laquelle nous faisons face.
⚗️ La peur, en revanche, ne suffit pas à enclencher une dynamique politique positive
La peur est rationnelle, porteuse de mobilisation, et signe de maturité face aux enjeux. Mais elle ne peut être le seul ingrédient menant à la construction collective de solutions dans un cadre démocratique —toute une ingénierie est à mettre en place, et c’est l’enjeu du politique de savoir construire des espaces collectifs d’action et de prise de décision à la hauteur de la crise.
❌ Ceux qui cherchent à opposer le camp de la peur et celui de la raison ne le font que pour tenter de disqualifier des adversaires, sans fondement rationnel, et au risque d’étouffer le diagnostic de la situation.
✅ La peur n’est pas en soi une mauvaise réaction face à la crise écologique, ni un ennemi de l’engagement —elle est légitime pour les générations qui vont vivre dans le monde qui vient, et peut les pousser à se mobiliser.
⚙️ L’enjeu politique n’est donc pas de chercher à éviter la peur, qui est désormais une donnée de la condition dans laquelle nous sommes, mais de savoir capitaliser de manière constructive sur les émotions suscitées par la prise de conscience grandissante de l’opinion publique.
Bonne écoute, bon réveillon, et à dans quinze jours!
Geoffroy.
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