🇺🇸 Pivots #4: Primaires US
Bonjour à tous,
Aux États-Unis, les primaires démocrates approchent à grand pas. Le caucus qui ouvre la course, celui de l’Iowa, n’est que dans 7 semaines (le 3 février) ; le Super Tuesday, durant lequel 14 États votent, a lieu le 3 mars. Les débats se succèdent, et le nombre de candidats crédibles se décante à vitesse grand V —on peut raisonnablement considérer que Donald Trump affrontera en novembre 2020 soit Joe Biden, soit Bernie Sanders, soit Elizabeth Warren.
Alors que la Maison Blanche est occupée par un ennemi notoire de la cause environnementale, que les jeunes se mobilisent pour le climat partout dans le monde, y compris outre-Atlantique, et que de nombreuses démocraties occidentales sont touchés, à des degrés divers, par une « vague verte », où en est le parti d’opposition de la démocratie la plus puissante du monde ?
En août, au moment où Bernie Sanders a annoncé un plan de lutte contre le changement climatique de pas moins de 16.000 milliards de dollars, The Atlantic a tenté de récapituler l’influence réelle de l’enjeu climatique dans les primaires démocrates en un court article. Avec un titre taquin sous-entendant qu’au fond, cette thématique ne serait abordée qu’en façade.
Sans surprise, le résultat des courses est pour le moment mitigé. Concentrons-nous ici sur ce qui est assez clairement positif, ce qui vient franchement nuancer tout enthousiasme trop prématuré, et sur les leçons qui peuvent en être tirées de ce côté-ci de l’Atlantique.
1 — Les signaux encourageants
📊 L’électorat démocrate est de plus en plus sensible à l’écologie
C’est le premier constat, le plus simple, et a priori le plus encourageant également, car rien de positif ne peut suivre sans passer par cette étape.
Cela peut s’observer de manière qualitative, entre les mobilisations et la teneur des débats en ligne. De manière quantitative également, de nombreux sondages ont mesuré la même tendance. Pour CBS News en septembre dernier par exemple, 72% des électeurs démocrates considèrent le changement climatique comme « très important pour eux, personnellement », soit le deuxième sujet après la réforme de la santé (82%) et devant le port d’armes (68%). Interrogés ainsi, les Républicains ne citent cette thématique qu’à 20%, rappelant la polarisation partisane de cet enjeu. Selon un institut lié à l’Université de Yale, la proportion de Démocrates considérant que le « réchauffement climatique » devrait être une « très haute priorité » pour le Président et le Congrès a environ doublé entre 2010 et aujourd’hui, pour atteindre autour de 50%. La liste d’études donnant des résultats de ce genre est longue.
💰 Les candidats ont été poussés à adopter des plans ambitieux
Résultat direct et concret de la prise de conscience de l’électorat, et du militantisme grandissant sur la question, littéralement tous les candidats démocrates ont dû présenter leur plan de lutte contre le changement climatique.
Quitte à ce que cela ressemble parfois à un concours de celui qui mettra le plus grand nombre de milliards de dollars sur la table : une centaine pour Yang, jusqu’à 2.000 milliards pour Buttigieg et Biden, et plus de 16.000 pour Sanders —on parle là de plus de 5 fois le PIB français ! Quitte, aussi, à ce que leur faisabilité soit source de doutes, dans un système institutionnel américain qui dépend beaucoup du Congrès, encore à moitié Républicain.
Difficile cependant de s’en attrister.
Et il s’agit bien d’une dynamique bottom-up, poussée par la base : si le Green New Deal —l’ambition d’une version “verte” et adaptée au 21e siècle des grands travaux d’infrastructures et de réorganisation de l’économie lancés dans les années 30 par Roosevelt— est devenu si incontournable pour les Démocrates, c’est bien grâce à la pression de réseaux activistes (Sunrise Movement…) et de quelques élus non issus de l’establishment national (Alexandria Occasio-Cortez…).
🍼 La démographie américaine ne peut que pousser en faveur de plus d’action climatique
Qui, dans la population, pousse à plus d’ambition sur le climat ? Principalement les jeunes.
Dans l’ensemble de l’électorat, sans surprise, ils sont plus conscients et plus impatients que leurs aînés. Un seul chiffre pour ne pas se noyer: toujours selon CBS News, 70% des 18-29 ans considèrent le changement climatique comme une grave crise, soit 12 points de plus que les plus de 65 ans.
Contrairement à l’Europe, la démographie aux US est dynamique, faisant des millenials (nés après 1980) et de la génération Z (nés après 1995) une partie déjà conséquente et grandissante de l’électorat. La tectonique des plaques est trop lente pour y placer trop d’espoir dès 2020 —surtout que là-bas aussi, les jeunes sont moins assidus au vote ; mais à l’échelle des mandats à venir, la pression de la base concernant les sujets écologiques ne peut qu’aller grandissante.
Et même… chez les Républicains! Dans le camp d’en face, les 18-34 ans se disent à 67% inquiets ou très inquiets du phénomène, une hausse de 18 points en 5 ans selon une étude publiée cet été. Ce chiffre est de 10 points plus élevé, et en hausse plus rapide, que dans l’ensemble de l’électorat du Grand Old Party. La fracture générationnelle chez les Républicains est encore plus important lorsqu’on leur demande s’il en va de leur responsabilité de s’occuper du problème climatique. Les deux tiers des moins de 45 ans répondent que oui. Presque moitié moins parmi les plus âgés.
Si le sujet est aujourd’hui extrêmement polarisant entre les deux partis, la démographie devrait doucement rapprocher Démocrates et Républicains… vers plus d’ambition environnementale. Même si on peut s’attendre à ce que les solutions défendues ne soient pas les mêmes.
2 — Les indicateurs qui viennent nuancer le constat
🐢 L’establishment tarde à mettre l’enjeu au premier plan
Au moment de l’écriture de l’article de The Atlantic, la direction du Parti Démocrate venait de refuser la tenue d’un débat télévisé entre candidats qui soit uniquement dédié aux enjeux climatiques, ce que demandaient de nombreux militants. Suite à la pression de la base, le débat a fini par avoir lieu, mais sous une forme différente : un townhall de 7 heures sur CNN début septembre, pendant lequel 10 candidats se sont succédés et non affrontés comme c’est le cas lors des débats “officiels” de la campagne. Une timide concession, d’autant que les débats généralistes, organisés par de grandes chaînes de TV, donnent une faible importance à la thématique —en total décalage avec l’intérêt exprimé par les électeurs démocrates.
🏝 Il n’y a pas de place pour un candidat entièrement dévoué à la cause climatique
Dans le système bipartisan américain, qui ne laisse presque pas d’espace politique et médiatique à des candidats indépendants ou à des petits partis comme les écologistes en Europe, un candidat « vert », autrement dit un candidat qui ferait de l’enjeu écologique sa colonne vertébrale idéologique, peut-il prendre la tête du bloc démocrate ? La réponse semble être non.
Au début de l’année, Jay Inslee, gouverneur de l’État de Washington et écologiste convaincu, entre dans l’arène en plaçant la lutte contre le changement climatique au cœur de son programme et des priorités présidentielles. Il est le seul à évoquer le sujet tous azimuts dès le début de la campagne, son programme environnemental est souvent jugé le meilleur (l’auteur de l’article espère le voir devenir vice-président sur le ticket de novembre 2020), son profil met d’accord centristes et tenants d’une ligne plus à gauche. Mais, ne décollant jamais au-dessus du petit pour cent d’intentions de vote au niveau national, Inslee est contraint de jeter l’éponge en août. Nate Silver de FiveThirtyEight, l’un des meilleurs analystes de la politique américaine, y voit “an obviously bearish indicator for the prioritization of climate change in Democratic politics”— autrement dit, un très mauvais signal de la réelle importante du climat dans les considérations des électeurs. Et c’est bien le cœur du constat fait par The Atlantic.
🧭 Pour les électeurs, le climat reste une cause secondaire au moment du vote
Certes, les Démocrates s’inquiètent de plus en plus du climat, mais ils s’inquiètent aussi de nombreux autres sujets —et il semblerait que ce soient ces derniers qui motivent encore la plupart de leurs choix électoraux. Ce que l’article résume sur un ton encore une fois taquin :
Climate change may occupy a position in the party much like Elizabeth Warren does in the primary: Both are just about every Democrat’s second-best friend.
[L’article a été publié avant la montée en flèche —puis la redescente— de Warren dans les sondages]
En clair, là où d’autres sujets peuvent jouer un rôle (dé)mobilisateur au sein des électeurs démocrates, la santé au premier plan, les candidats ne percevraient pas un gain évident de s’engager plus que la moyenne sur le sujet climatique et n’auraient pas grand chose à perdre électoralement à sembler manquer un peu d’ambition en la matière. Les électeurs les plus engagés sur l’enjeu climatique seraient de toute manière déjà largement mobilisés, tandis que le reste de l’électorat démocrate ne se sentirait pas suffisamment trahi en cas de renoncement. À l’inverse, chez les Républicains, un candidat évoquant des positions très libérales sur un sujet comme l’avortement peut être assuré de perdre immédiatement quelques points cruciaux d’intentions de vote. En un mot,
There isn’t a well-organized contingent of voters waiting to glom on to a climate champion
Et c’est principalement là que le contexte américain, bien différent du nôtre du point de vue électoral, peut nous intéresser directement.
3 — Les leçons à tirer d’un point de vue européen
🌅 Il manque un activisme pro-climat suffisamment structuré pour peser suffisamment sur la vie électorale
Comment un enjeu politique peut devenir suffisamment important, suffisamment mobilisateur, suffisamment clivant pour peser sur le processus de sélection des représentants et sur leurs prises de décisions ? Rarement par hasard : la clé est de structurer un moyen de pression, venant de la base, faisant émerger un message clair, visant une cible précise dans les rouages de la démocratie, capable de capter l’attention médiatique et de mobiliser physiquement des foules.
Le constat fait par l’auteur de l’article de The Atlantic est qu’à ce stade, cette organisation n’existe pas aux États-Unis. Même si le très prometteur réseau de jeunes activistes Sunrise Movement en prend la voie et a réussi à mettre le Green New Deal sur toutes les bouches démocrates. Je pense qu’on reviendra ici plus en longueur sur ce mouvement avant les élections de novembre.
En Europe, le système partisan est très différent, mais cela n’invalide en rien la nécessité d’un tel mouvement, et devrait même le faciliter : il paraît plus aisé de cibler un nombre restreint de petits partis a priori plus favorables, que de s’attaquer à une énorme machine de guerre électorale peu cohérente idéologiquement tel qu’un parti américain. Mais là encore, ce mode de pression n’est pas mature. À quoi ressemblerait un Sunrise Movement français ? Peut-être à une convergence entre organisations environnementalistes traditionnels, avec leur expertise du fonctionnement des institutions, et l’énergie et la capacité de mobilisation de nouveaux venus tels qu’Extinction Rebellion, qui appelle à la neutralité carbone en 2030, Youth for Climate ou encore Action Non Violente - COP21.
En attendant de trouver la forme d’organisation la plus efficace, chaque initiative permettant de faire monter la pression sur les autorités publiques, et de montrer concrètement l’ampleur des attentes et de l’impatience, est utile. Lorsqu’un dirigeant tacle les mouvements protestataires en prétendant que l’heure de l’alerte serait derrière nous, que la prise de conscience serait suffisante, et qu’il serait temps de passer à un activisme qui fasse véritablement “bouger les choses”, il a tort. En démocratie, le processus de prise de décision politique est par nature un arbitrage dépendant constamment de stimuli extérieurs —opinion, expertise, discours médiatique, mouvements de pression…— sans lesquels les décideurs avanceraient les yeux bandés. Protester, c’est créer un de ces stimuli afin de peser dans l’arbitrage. Ce qui est déjà constructif en soi.
🗽 Difficile d’espérer un big bang écologiste outre-Atlantique
En attendant, et alors que la COP25 s’enlise en partie à cause des efforts de sabotage de Washington pourtant sur le départ des Accords de Paris, il serait irrationnel d’espérer un tournant farouchement pro-climat aux États-Unis à court terme. À cause de frictions dont certaines ont été évoquées ici, parce que l’actuel favori des sondages n’est peut-être pas le plus motivé sur la question, et aussi parce qu’il faudra d’abord convaincre les électeurs blancs de la Rust Belt qu’il serait temps de licencier le président en fonction. Pas simple.
✅ L’électorat démocrate, principalement poussé par les millenials, se sent de plus en plus concerné par la cause climatique —ce qui aide à teinter de vert les primaires actuelles et pourrait mener à l’adoption d’un Green New Deal si Donald Trump est battu dans les urnes en novembre.
⏸ Encore souvent secondaire dans les esprits par rapport à d’autres sujets polarisants, et pas assez soutenue par un activisme structuré et puissant, la cause environnementale ne s’impose pas encore comme un enjeu décisif pour l’éligibilité d’un candidat.
❌ S’il y a énormes marges d’amélioration par rapport à l’administration actuelle, il reste irrationnel d’espérer que les États-Unis puissent devenir un leader mondial du combat pour le climat à brève échéance.
Bonne lecture, bonnes fêtes de fin d’année, et à dans quinze jours ! 🦌🎄
Geoffroy.
C’était Pivots: deux fois par mois, on fait le point sur un aspect des transformations de société sous urgence climatique. Une recommandation? Un commentaire? Je suis dispo par simple retour de mail ou sur twitter. Pour s’abonner ou retrouver les anciens numéros, direction pivots.substack.com. Et pour partager c’est le gros bouton en-dessous.