đ Pivots #3: EuropaCity
Bonjour Ă tous,
Seulement 3 numĂ©ros, et dĂ©jĂ une exception: alors que je me suis engagĂ© Ă recommander les ressources les plus intĂ©ressantes pour illustrer les basculements Ă lâĆuvre, nous allons voir cette fois un Ă©pisode de podcast franchement mĂ©diocre, mais qui joue trĂšs bien son rĂŽle dĂ©monstratif.
JâĂ©coute rĂ©guliĂšrement les replays de lâĂ©mission quotidienne de France Culture Le grain Ă moudre (rĂ©cemment renommĂ© Le temps du dĂ©bat suite Ă un changement dâanimateur) que je trouve ĂȘtre en gĂ©nĂ©ral un bon format pour aborder les enjeux des sujets dâactualitĂ©.
DĂ©but octobre, lâĂ©mission a souhaitĂ© organiser une discussion sur lâĂ©tat du projet EuropaCity et de la contestation Ă son encontre.
EuropaCity, câĂ©tait un projet de construction dâun âmĂ©gacomplexeâ de 80 hectares dĂ©diĂ©s aux loisirs et Ă la consommation sur des terres agricoles Ă Gonesse, entre les aĂ©roports de Roissy et du Bourget en Ile-de-France. PensĂ© Ă partir de 2007 par une filiale du groupe Auchan et un promoteur immobilier chinois, le projet a beaucoup Ă©voluĂ© au cours des derniĂšres annĂ©es, pour une mise en service prĂ©vue en 2027. Suite Ă des annĂ©es dâopposition par des militants Ă©cologistes, le gouvernement a annoncĂ© lâabandon du projet en novembre.
Quelques semaines avant cette annonce, France Culture avait donc rĂ©uni sur un plateau promoteurs dâEuropaCity (Jean-Pierre Blazy, maire de Gonesse et David Le Bon, directeur du dĂ©veloppement du projet) et opposants (Franck Gintrand, auteur sur les sujets dâurbanisation et Alice Le Roy, journaliste, enseignante et militante Ă©colo). Choix surprenant, tant on pouvait sâattendre Ă un dialogue de sourds au mieux, Ă un pugilat au pire. Ăa nâa pas loupĂ©.
Avant de continuer, rĂ©capitulons en une phrase les arguments de chacun, au cas oĂč vous nâauriez rien suivi de la controverse.
đ€ Les pros : EuropaCity apporte attractivitĂ©, revenus et emplois Ă une zone qui en a bien besoin, et les considĂ©rations Ă©cologiques sont prises en compte dans la conception du projet (desserte en transports en commun, sanctuarisation de terres agricoles alentours)
đĄ Les antis : construire de tels temples Ă la consommation de masse est dâune autre Ă©poque, et les dĂ©gĂąts environnementaux (bĂ©tonisation, besoins massifs en transports, promotion de la surconsommation) surpassent de loin les discutables avantages Ă©conomiques et sociaux.
Jâai Ă©coutĂ© le podcast jusquâau bout. AprĂšs tout, jâavais du temps Ă tuer, bloquĂ© dans les interminables embouteillages de ma ville dâaccueil. Mais surtout, jâai trouvĂ© que la (tentative de) discussion permettait de soulever quelques points concernant lâaction publique et les mobilisations collectives dans un contexte dâurgence Ă©cologique. Mentionnons-en trois ici.
Pour vĂ©rifier la teneur du dĂ©bat quelques minutes, mais aussi pour creuser le sujet grĂące Ă une liste de ressources proposĂ©e par France Culture, voici la page de lâĂ©pisode:
đđ« La lutte contre les âgrands projet inutilesâ, avenir du militantisme Ă©colo
En fait câest dĂ©jĂ son passĂ©. Les mobilisations de ce genre nâont rien de nouveau, comme le rappelle une carte publiĂ©e rĂ©cemment par Le Monde diplomatique. En revanche, ce qui est notable dans notre contexte actuel est quâelles ont probablement vocation Ă se multiplier et se renforcer tant le vent leur souffle dans le dos:
La lutte contre de tels projets est un excellent moyen dâancrer dans une gĂ©ographie et un calendrier dĂ©finis, Ă taille humaine, lâopposition Ă un systĂšme mortifĂšre pour lâenvironnement mais souvent perçu comme trop global et invisible pour pouvoir y faire face de maniĂšre concrĂšte ;
Lâurgence Ă©cologique est de moins en moins abstraite, Ă mesure que les rapports du GIEC se prĂ©cisent et que les Ă©vĂ©nements climatiques extrĂȘmes (qui ne peuvent pas ĂȘtre systĂ©matiquement mis sur le compte du dĂ©rĂšglement climatique causĂ© par lâespĂšce humaine mais qui donnent un avant-goĂ»t certain de ce vers quoi nous allons) se multiplient. Cela renforce les habituĂ©s de lâactivisme Ă©colo dans leur conviction quâils sont du bon cĂŽtĂ© de lâhistoire, motivant ainsi les troupes ;
La population dans son ensemble, de plus en plus sensible Ă la cause environnementale ânous le verrons plus en dĂ©tail Ă lâavenir dans Pivotsâ, met Ă disposition des activistes un capital sympathie grandissant envers des discours ou des mobilisations autrefois rapidement considĂ©rĂ©es comme radicales. Ce qui confĂšre aux militants, devenus mĂ©caniquement plus nombreux, un effet de levier dans leur bras de fer avec les pouvoirs politiques ou Ă©conomiques ;
Le droit international est dĂ©sormais clairement de leur cĂŽtĂ©, avec les Accords de Paris de 2015 appelant les Ătats Ă tout mettre en Ćuvre pour limiter le rĂ©chauffement Ă un maximum de 2°C par rapport Ă lâĂ©poque prĂ©-industrielle. Les recommandations concrĂštes sont Ă aller chercher dans les rapports des scientifiques du GIEC â dont celui dâaoĂ»t 2019 sur la protection des sols et des forĂȘts recommande de cesser lâartificialisation des terres agricoles afin de rester dans une trajectoire compatible avec les 2°C.
Tout cela augure dâune multiplication des mobilisations locales contre de grands projets polluants et de transformation de lâenvironnement (usines, complexes immobiliers, centres commerciaux, infrastructures de transportâŠ), les âgrands projets inutilesâ comme les appellent certains, parfois transformĂ©s en âZADâ comme Ă Notre-Dame-des-Landes. Quatre acteurs de la nouvelle gĂ©nĂ©ration dâactivistes viennent dâailleurs de lancer superlocal, plateforme pour aiguiller lâenvie dâagir abstraite vers des luttes locales concrĂštes.
Cette pression grandissante ne peut que se répercuter sur la puissance publique, confrontée à deux défis différents.
Le premier porte sur son rĂŽle mĂȘme.
âĄïžđ„ Moins de place pour le compromis en politique dans un contexte dâoppositions entre visions incompatibles
« Gouverner, câest choisir » disait Pierre MendĂšs-France dans les annĂ©es 1950. Oui, mais en rĂ©alitĂ©, surtout Ă lâĂ©chelle locale, le cĆur de la politique est de chercher le compromis, un Ă©quilibre entre les intĂ©rĂȘts des forces en prĂ©sence et la volontĂ© de lâĂ©quipe au pouvoir tout en tenant compte des paramĂštres dâune rĂ©alitĂ© forcĂ©ment complexe.
Or, comme lâexprime le pugilat du podcast de France Culture, il paraĂźt impossible de tendre vers un consensus tant les visions sont opposĂ©es dans de tels cas.
Dâun cĂŽtĂ©, ceux qui prennent les alertes du GIEC littĂ©ralement (dans ce cas, notamment celle appelant Ă lâarrĂȘt de lâartificialisation des sols) et qui considĂšrent que la gravitĂ© de la crise climatique est telle que tout ce qui va Ă lâencontre de la transition Ă engager doit ĂȘtre stoppĂ© âpurement et simplement.
De lâautre, ceux qui assurent prendre en compte lâurgence Ă©cologique mais lâincluent dans une Ă©quation oĂč elle nâest pas la seule variable et oĂč le mode de calcul peut favoriser dâautres facteurs en mettant les risques environnementaux au second plan, surtout si ceux-ci ne sont pas immĂ©diats. Comme le dit le maire de la commune concernĂ©e dans le podcast,
Il y a lâurgence Ă©cologique, mais il y a aussi lâurgence territoriale.
Le projet EuropaCity a beaucoup Ă©voluĂ© au fil du temps, cherchant la bonne formule commerciale mais aussi peut-ĂȘtre lâapaisement avec les opposants et lâopinion publique. Un projet de piste de ski couverte (đ€Ż) a ainsi Ă©tĂ© abandonnĂ© au bout de 7 ans (đ€Ż). Mais une solution de consensus nâĂ©tait tout simplement pas envisageable. Lâune des deux approches devait lâemporter âcâest justement lĂ le rĂŽle de la puissance publique. Doit-on mettre lâurgence Ă©cologique au premier plan, comme nous le suggĂšre la gravitĂ© des conclusions des scientifiques? Ou celle-ci nâest-elle quâune nouvelle variable dans des Ă©quations qui en comportement dĂ©jĂ de nombreuses autres? Gouverner, ce sera de plus en plus choisir âtrancher clairement, assumer la radicalitĂ© dâun choix portĂ© par des lignes de polarisations mouvantes.
Mais une fois que ce constat est posé, un autre défi se pose.
đđș Ă quelle Ă©chelle faire porter la responsabilitĂ© de la transition Ă©cologique?
La pensĂ©e Ă©cologiste est intimement liĂ©e Ă lâidĂ©al de dĂ©centralisation, Ă celui dâautonomisation et de rĂ©silience des communautĂ©s locales. Pour de nombreuses bonnes raisons. Pourtant, le cas EuropaCity illustre aussi les limites que cela peut impliquer.
Bien souvent, en fait Ă chaque fois quâil sâagira de sâopposer Ă un projet Ă©conomique dâenvergure pour une commune, lâĂ©chelon local ne sera par dĂ©faut pas incitĂ© Ă penser en termes dâurgence Ă©cologique globale. Dans le cas dâEuropaCity, les avantages pour la commune sont, du moins selon elles, Ă©vidents: milliers dâemploi Ă promettre aux habitants/Ă©lecteurs, rentrĂ©es fiscales immĂ©diates, rayonnement local. Les nuisances, elles, sont beaucoup moins perceptibles dans le tableau de bord guidant lâaction des Ă©diles: contribution Ă un phĂ©nomĂšne qui favorise un risque lent, diffus gĂ©ographiquement, largement reportĂ© dans le temps.
A contrario, plus lâĂ©chelle de dĂ©cision est large (lâĂtat, lâEurope), plus certains cas particuliers de projets immobiliers ou dâusines polluantes peuvent paraĂźtre nĂ©gligeables Ă©conomiquement parlant, rapportĂ© Ă la volontĂ© de changer de modĂšle de dĂ©veloppement Ă©conomique âlorsque celle-ci existeâ pour faire face Ă la situation dâurgence. Avec EuropaCity, câest bien lâĂ©chelon national qui a su plier le premier, au grand dam des Ă©lus locaux qui Ă©taient prĂȘts Ă aller jusquâau bout.
Quel est donc le bon Ă©chelon? Beaucoup comptent sur des communautĂ©s locales pour avancer sur la question de la rĂ©silience Ă©cologique sans attendre un Ătat trop frileux. Des maires comptent engager la transition grĂące Ă lâemprise quâils peuvent avoir sur le territoire. Mais en mĂȘme temps, les Ă©lus locaux sont Ă©conomiquement programmĂ©s, encore plus que dâautres, Ă favoriser des modes de dĂ©veloppement Ă©conomiques dĂ©passĂ©s au dĂ©triment du bien commun global. Cela ne veut pas dire quâil nâexiste pas de marge de manĆuvre pour une politique Ă©cologiste volontariste, trĂšs loin de lĂ , mais que le design des institutions nâen font pas lâorientation principale par dĂ©faut. Le paradoxe risque dâattiser des tensions politiques non nĂ©gligeables.
Dâautant que ce type de projet peut ĂȘtre perçu trĂšs diffĂ©remment dans la population selon lâĂ©chelle oĂč lâon se place, en fonction du type de bĂ©nĂ©fices et de nuisances quâils apportent. Le rĂ©fĂ©rendum local sur lâaĂ©roport de Notre-Dame-des-Landes, organisĂ© Ă lâĂ©chelle dĂ©partementale, avait montrĂ© de fortes polarisations entre riverains et communes plus Ă©loignĂ©s. Dâautres types de chantiers pourraient causer des oppositions encore diffĂ©rentes.
Entre sondages, votations ou consultations, le choix du pĂ©rimĂštre gĂ©ographique est une arme, une variable de renforcement du discours lĂ©gitimant un grand projet ou au contraire de la mobilisation Ă son encontre. Il est aussi un casse-tĂȘte pour la gouvernance de la transition Ă©cologique et la prise en compte des enjeux environnementaux globaux et de long terme dans la prise de dĂ©cision politique.
đ€ On rĂ©capitule:
â Lâactivisme Ă©cologiste, poussĂ© par un contexte favorable, reposera de maniĂšre croissante sur lâopposition Ă de grands projets polluants âmoyen dâancrer localement la lutte contre un systĂšme global
â Pris en Ă©taux entre des positions difficilement conciliables, les pouvoirs publics seront, plus souvent quâauparavant, poussĂ©s Ă trancher clairement en faveur de positions radicales plutĂŽt que de rechercher des compromis favorisant le statu quo
â La difficile question de la bonne Ă©chelle de la gouvernance Ă©cologique risque de fragiliser des luttes et de ralentir la transition nĂ©cessaire, sans que la dĂ©centralisation ne soit nĂ©cessairement la panacĂ©e
à dans une dizaine de jours pour le prochain numéro, et on commence trÚs bientÎt à sortir du contexte français.
Geoffroy.
CâĂ©tait Pivots: deux fois par mois, on fait le point sur un aspect des transformations de sociĂ©tĂ© sous urgence climatique. Ce numĂ©ro est en retard pour cause de vacances et dâinternet dĂ©faillant. Une recommandation? Un commentaire? Je suis dispo par mail ou sur twitter. Pour sâabonner ou retrouver les anciens numĂ©ros, direction pivots.substack.com. Et pour partager câest le gros bouton en-dessous.